dimanche 27 juillet 2008

Le cirque et le virtuose

Indécence collective.

C'est un dimanche de juin, la température extérieure avoisine les 30°C, il est 18h et la journée a été bonne pour tout le monde. On est resté à table jusque 17h45 et quand le poulet rôti a enfin été avalé et la partie de Scrabble terminée, on s'est décidé à "faire quelque chose". Une balade, un musée, du jardinage. Et pourquoi pas ce concert gratuit, dont ils ont parlé dans le journal ? On peut y être dans dix minutes, si on se dépêche. Papy et Mamie se réjouissent à l'idée de sortir un peu mais hésitent car ils savent qu'il va falloir faire la queue longtemps, et qu'avec cette chaleur, on risque d'avoir très très soif. Un des fils, un peu plouc, est tout excité parce que dans ce genre de manifestation, souvent, il sait qu'on offre de la pub coca bien fraîche à la sortie. Quant à son frère, très jeune papa ayant eu beaucoup plus de chance dans la vie, il se sent soudain investi d'une mission éducative divine. C'est l'occasion où jamais d'écouter de la vraie musique. Dehors, la queue mesure plusieurs dizaines de mètres. Chacun a ses raisons que la raison ignore.

La bru, épouse du jeune papa, s'émerveille tout d'abord devant la beauté de la salle : ronde comme un chapiteau, avec des gradins un peu rudes, une charpente en bois, des rideaux rouges aux fenêtres et une piste au milieu. Tout en bas et qui brille comme un sou neuf, il y a un vrai piano et non loin de lui, un pianiste (il paraît que le monsieur qui a l'air si sérieux sur la photo, Krystian Zimerman, est célèbre dans le monde entier et pourvu d'un grand talent). Tout autour, des badauds qui s'ébaudissent à l'unisson en n'attendant qu'une seule chose : un clown, un montreur d'ours ou un funambule. Les mains font clap-clap, d'ailleurs souvent dans un moment parfaitement inopportun.

Passons outre les toux, éternuements et autres mouvements corporels gênants mais imprévisibles. Passons même outre un léger et bref bavardage à deux voix basses entre deux morceaux ; tout cela est presque naturel, une salle de spectacle, il faut que ça vive, que ça respire.
Passons outre les cocottes qui s’éventent pendant toute la durée de la représentation parce que leur température interne a augmenté de 0,2°C. Passons même outre les trois ados qui quittent la salle dix minutes à peine après le début du concert (au moins, ils avaient pris soin de s’asseoir près de la sortie) ; la jeunesse excuse l’ignorance.

Mais, pile-poil entre deux mouvements, lorsque tout est parfaitement calme, que chacun retient son haleine pour accompagner le pianiste qui s’apprête à reprendre son élan, la sonnerie d’un téléphone, ridicule de surcroît, retentit. Le tintamarre ne peut échapper à personne. Le public s’offense, doucement. L’incident passe. Le pianiste poursuit. Mais, presque aussitôt, un autre téléphone sonne. Les voix grondent davantage, avec la muette intention de bannir à tout jamais ces hurluberlus de la moindre salle de spectacle, de cinéma, et même de la moindre salle d’attente de médecin ou du moindre guichet de banque. Il faudrait faire comme pendant le baccalauréat, il faudrait employer des surveillants pour dire et répéter : « n’oubliez pas d’éteindre vos portables et laissez-les bien au fond de vos sacs, tout au fond, là où il n’y a plus aucun risque ni aucune tentation ». C’est ce que fera un des organisateurs, un peu gêné, en passant dans les rangs pendant l’entracte. La jeune maman approuvera tout haut tandis que son "beauf" éteindra discrètement son portable.

Réjouissons-nous : le public n’a cependant pas encore atteint le sommet de sa stupidité. Au milieu de ce Cirque malencontreux, le pianiste casse accidentellement une corde sur son piano – phénomène exceptionnel, mais il faut avouer qu’il frappait un peu fort sur son clavier. Un facteur de secours arrive aussitôt et se met au travail, penché, courbé, l'oreille tendue tant qu'il le peut en direction de la machinerie. Dès lors que le violent virtuose a quitté la scène, le public s’agite, tout le monde se retourne, se parle et une immense rumeur envahit la salle circulaire en une fraction de seconde. A croire qu’ils n’attendaient que ça ; une petite pause. C'est un entracte-cadeau, cinq minutes après la fin de l'officiel. Les choses qu’ils ont à se dire ne peuvent pas attendre, ils sont pressés, ils craquent, il faut libérer la tension. Dehors, il se met à pleuvoir. C’est deux jours après le début de l’été, l’atmosphère est orageuse, tendue, il y a de l’électricité dans l’air, la pluie est violente. Alors un à un, les gens situés tout en haut des gradins se lèvent, soulèvent les rideaux, de part et d’autre de la salle, faisant entrer chacun leur tour un rai de lumière venant choquer la pénombre du lieu. C’est la première fois qu’ils voient la pluie. C’est presque mieux que la mer, mieux que la lune, c’est passionnant. En plein milieu d’un morceau inachevé, pendant que quelqu’un travaille en bas et que quelqu'un d'autre attend de rentrer sur scène, des « oh » et des « ah » fusent de toute part.
C’est terrifiant d’irrespect.
Mais papy et mamie étaient contents.